Discrimination en raison de la situation de famille : peut-elle concerner celle de l’employeur ?

Les points clés à retenir

  • Fondement légal : article L 1132-1 du Code du travail et article 1er de la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008.
  • Élargissement jurisprudentiel : arrêt Cass. soc., 9 avr. 2025, n° 23-14.016 : la « situation de famille » vise désormais celle de l’employeur lorsqu’elle motive une différence de traitement.
  • Conséquence pratique : toute entreprise familiale doit justifier objectivement les écarts de rémunération entre proches et non proches.
  • Charge de la preuve aménagée : le salarié apporte des faits laissant présumer la discrimination ; à l’employeur de démontrer un motif étranger à tout critère familial.

Un cadre juridique redessiné par la Cour de cassation

La lettre de l’article L 1132-1 du Code du travail

Depuis 2016, le texte prohibe les discriminations « en raison de la situation de famille », aux côtés de l’origine, du sexe ou de l’état de santé. Jusqu’alors, la doctrine et la jurisprudence limitaient ce critère à la sphère familiale du salarié : mariage, PACS, nombre d’enfants, etc. L’arrêt du 9 avril 2025 reconfigure ce périmètre : la famille de l’employeur peut, elle aussi, devenir le prisme d’un traitement défavorable.

La décision du 9 avril 2025 : faits marquants

Deux collaboratrices parlementaires occupent le même intitulé de poste ; l’une est l’épouse du député-employeur, l’autre non. Malgré un niveau de qualification supérieur, la seconde perçoit un salaire inférieur de 62 % et ne touche ni prime exceptionnelle ni prime d’ancienneté. Les juges d’appel et la Cour de cassation y voient un « lien de parenté » servant de justification unique à l’avantage salarial : la discrimination est caractérisée.

L’apport européen : la notion de discrimination par association

La Cour s’aligne sur la logique de l’arrêt CJUE, 17 juil. 2008, Coleman, C-303/06 : une personne peut être discriminée non parce qu’elle appartient à une catégorie protégée, mais parce qu’elle n’y appartient justement pas. Ici, le salarié pâtit de ne pas être parenté à l’employeur : il s’agit d’une discrimination indirecte fondée sur la « situation de famille ».

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Les critères objectifs admissibles : comment sécuriser la grille salariale ?

Un employeur familial peut écarter le risque discriminatoire à trois conditions :

  1. Qualification et compétences : prouver que les tâches diffèrent en nature ou en technicité (descriptifs de poste détaillés, diplômes, expérience).
  2. Responsabilité et autonomie : démontrer un niveau hiérarchique, budgétaire ou managérial distinct.
  3. Performance mesurable : mettre en avant des indicateurs objectifs (objectifs quantifiés, évaluations écrites, taux d’absentéisme).

Sans ces preuves, le simple lien matrimonial ou parental deviendra suspect par nature.

Contentieux : dynamique de la preuve et stratégie procédurale

Charge probatoire aménagée (art. L 1134-1)

  • Salarié : fournit des éléments laissant supposer une discrimination : bulletins de paie, courriels internes, comparatifs de primes.
  • Employeur : doit alors démontrer que la différence repose sur des éléments objectifs et étrangers à toute considération familiale.

Risques financiers

  • Rappel de salaires et accessoires (13ᵉ mois, heures supplémentaires).
  • Dom-mages-intérêts distincts pour préjudice moral, éventuellement majorés en cas de mauvaise foi.
  • Publication de la décision à la charge de l’employeur, mesure parfois ordonnée pour faire cesser l’atteinte.

Bonnes pratiques RH pour les structures à dimension familiale

  • Formaliser les contrats : définir les missions avec précision pour chaque salarié, y compris les membres de la famille dirigeante.
  • Instaurer une grille salariale écrite, fondée sur des critères transparents (coefficients conventionnels, compétences, ancienneté).
  • Mettre à jour régulièrement les évaluations annuelles et conserver les traces écrites.
  • Former les managers à la non-discrimination et à l’égalité de traitement.

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Focus : articulation avec les autres domaines du droit social

Droit pénal du travail

L’article 225-1 du Code pénal réprime la discrimination en entreprise ; des poursuites peuvent s’ajouter au contentieux prud’homal, avec un risque d’amende de 45 000 € et trois ans d’emprisonnement.

Droit de la fonction publique et assimilés

Le raisonnement de l’arrêt, bien qu’issu d’un litige parlementaire, s’étend à toutes les entités employeuses : associations familiales, entreprises artisanales, sociétés commerciales.

Regard critique et prospective

  • Sécurisation des entreprises familiales : le critère de la situation de famille devient un levier d’égalité inattendu, invitant à revisiter salaires, primes et promotions.
  • Évolution probable : une montée en puissance des contentieux fondés sur la parenté avec les associés ou actionnaires, notamment dans les PME familiales.
  • Question ouverte : jusqu’où ira l’extension ? Un traitement préférentiel pour un cousin éloigné ou un beau-frère pourrait-il être sanctionné ? Les juridictions de fond auront la charge d’affiner le curseur.

Vers une gouvernance salariale plus transparente

En décidant que la situation de famille de l’employeur peut entraîner une discrimination prohibée, la Cour de cassation enrichit la panoplie des protections offertes aux salariés. Pour les entreprises, l’impératif est clair : toute différence de rémunération doit reposer sur des paramètres objectivables, documentés et étrangers à toute considération familiale. Les avocats en droit du travail seront, plus que jamais, les architectes de cette conformité.